En une décennie, 20 journalistes ont été tués pour avoir traité de sujets environnementaux. Dix d’entre eux l’ont été au cours des cinq dernières années. Neuf de ces derniers ont été froidement assassinés en Colombie (2), au Mexique (1), aux Philippines (1), en Birmanie (1) et en Inde (4). Parmi eux, le correspondant du quotidien hindiphone Kampu Mail, Shubham Mani Tripathi, abattu de six balles dont trois en pleine tête en juin 2020. Le journaliste indien venait de partager sur Facebook ses craintes d’être assassiné par la “mafia du sable” en raison des enquêtes qu’il menait sur des cas d’expropriations illégales.
Sale temps pour le “journalisme environnemental”. Les exactions contre les journalistes qui travaillent sur des questions liées à l’environnement sont devenues courantes. Brandon Lee en sait quelque chose. Le 6 août 2019, ce journaliste américain basé aux Philippines et travaillant pour l’hebdomadaire Nordis a échappé de peu à une tentative d’assassinat. Ces dernières années, “j’étais suivi, sous surveillance, menacé de mort et signalé sur les réseaux sociaux”, se souvient le journaliste qui couvrait notamment, dans le nord de l’archipel, des sujets environnementaux qui “dénoncent des injustices que tout gouvernement veut dissimuler”.
Cet incident grave est l’un des 53 cas de violations du droit d’informer recensés par RSF depuis la publication du rapport Climat hostile contre les journalistes environnementaux qui dressait, fin 2015, un premier bilan des violations visant spécifiquement les journalistes travaillant sur cette thématique. Les tendances constatées il y a cinq ans se confirment et s’inscrivent désormais dans la durée : en moyenne, près de deux journalistes sont assassinés tous les ans pour avoir enquêté sur la déforestation, l’extraction minière illégale, l’accaparement des terres ou plus spécifiquement sur la pollution, les conséquences environnementales d’activités industrielles ou de projets de construction d’infrastructures majeures.
A ce bilan de journalistes brutalement éliminés, il convient d’ajouter la mort suspecte, en détention, de Muhammad Yusuf, sur l’île de Bornéo, en Indonésie, en 2018. Le journaliste, qui travaillait pour les sites d’information Kemajuan Rakyat et Berantas News, a été emprisonné, après avoir révélé des affaires d’expropriations illégales liées aux activités d’une société de production d’huile de palme, et après avoir été accusé de diffamation par cette dernière. Son épouse est convaincue que sa mort n’est pas naturelle, car le corps du journaliste montrait des traces de coups portés à la nuque.
Ce bilan pourrait être encore plus lourd. Ses articles sur les conséquences inhumaines de la pollution des hydrocarbures, ont valu au journaliste sud-soudanais du groupe de presse Nation Media Group (NMG) Joseph Oduha d’être détenu, torturé et sous une telle pression des consortiums pétroliers et des autorités qui l’accusaient de “menacer la sécurité nationale” qu’il a été contraint à l’exil en 2019. De même, en Colombie, Alberto Castaño et María Lourdes Zimmermann, tous deux spécialisés sur les questions environnementales pour Natural Press, ont dû quitter le territoire pour rester en vie. Dans ce pays, où deux journalistes communautaires, Maria Efigenia Vásquez Astudillo et Abelardo Liz, ont été assassinés en moins de trois ans pour avoir dénoncé l’accaparement des terres par des grands groupes privés, les menaces de mort proférées sur les réseaux sociaux sont prises très au sérieux.
“Le journalisme environnemental est devenu considérablement plus dangereux qu’il ne l’était par le passé, constate le journaliste Peter Schwartzstein, spécialiste des questions environnementales au Proche Orient et en Afrique du Nord. Auteur du rapport The Authoritarian War on Environmental Journalism, il estime également que cette tendance est “intimement liée à une prise de conscience croissante de l’importance de l’environnement”. L’augmentation de la pollution et les effets visibles du réchauffement climatique ont contribué à sensibiliser le public mais aussi les gouvernements sur “des préoccupations qui étaient hier marginales” et auparavant hors des radars médiatiques.
L’Asie et l’Amérique, les deux zones rouges
Si les exactions contre les journalistes environnementaux se produisent sur l’ensemble des continents, deux régions du monde concentrent 66 % des incidents répertoriés : l’Asie et l’Amérique. En Asie, l’Inde est le pays de tous les records : celui du nombre de journalistes tués (4), du nombre d’agressions violentes (4) et de journalistes faisant l’objet de menaces et poursuites judiciaires (4). La quasi-totalité des cas d’exactions est liée à “la mafia du sable”.
“Après l’eau, le sable est une ressource naturelle tout aussi précieuse, limitée et demandée”, explique la journaliste indienne Sandhya Ravishankar, et son extraction massive a un fort impact environnemental. Couvrir de tels sujets “représente une menace pour de nombreuses industries et industriels puissants dont les moyens de subsistance dépendent du sable comme matière première, poursuit la reporter, qui a enquêté sur la mafia du sable dans l’Etat du Tamil Nadu. C’est la raison pour laquelle il y a invariablement beaucoup de violences contre les journalistes qui rapportent l’extraction illégale de sable”, souligne celle qui fut notamment confrontée à une violente campagne de diffamation à la suite de ses enquêtes. Le harcèlement moral dont elle a été la cible de la part des mineurs et qui a conduit à sa marginalisation dans sa région, y compris par ses pairs, est pour elle “la blessure la plus grave et la plus durable” qu’elle ait subie.
La voie “légale” pour réduire les journalistes au silence
Il n’est pas forcément nécessaire de recourir aux méthodes les plus radicales pour réduire les journalistes au silence. Ceux qui tentent de révéler la vérité sur des pratiques destructrices de l’environnement par de puissants groupes privés peuvent aisément se retrouver dans le box des accusés, sur la base de législations sur la diffamation. Neuf journalistes ont ainsi récemment fait l’objet de procédures judiciaires à travers le monde.
Parmi eux, le journaliste thaïlandais Pratch Rujivanarom. Pour avoir rédigé un article pour le quotidien en langue anglaise The Nation dénonçant la pollution de l’eau par les activités de la compagnie minière MPC, il a été accusé de diffamation sur la base du Code pénal et de la loi sur les crimes informatiques (Computer Crimes Act) en 2017, avant que le géant minier, confronté à la solidité de son travail, ne retire sa plainte. En France, la journaliste indépendante Inès Léraud, qui enquête sur les conséquences environnementales de l’agriculture intensive en Bretagne, fait déjà l’objet de deux plaintes en diffamation en l’espace de deux ans. La première, déposée contre l’auteure de l’enquête ”Algues vertes, l’histoire interdite” par une personnalité du paysage agroalimentaire breton qui n’hésitera pas à la dénigrer directement sur les ondes radio et par courriel, sera finalement retirée quelques jours avant l’audience prévue, début janvier 2020.
Si la plupart des poursuites judiciaires engagées dans des cas similaires aboutissent à la relaxe des journalistes, certaines procédures peuvent les conduire en prison pour longtemps. En Ouzbékistan, Solidjon Abdourakhmanov, auteur de nombreux articles sur les conséquences de la catastrophe écologique de la mer d’Aral, n’est redevenu un homme libre qu’en 2017, après neuf ans passés derrière les barreaux. Au Guatemala, le journaliste Carlos Choc risque 20 à 30 ans de prison pour avoir dénoncé la contamination d’un lac par la compagnie minière CGN-Pronico. En Inde, ce n’est qu’à l’issue de 22 ans de procédure que le journaliste de Newstime Shailendra Yashwant, son rédacteur en chef Ramoji Rao et le rédacteur en chef de Sanctuary Features, Bittu Sahgal, accusés de diffamation pour avoir écrit et publié un article faisant état de la pollution dans l’Etat du Gujarat, ont finalement été acquittés !
De multiples interpellations
La violation la plus courante qui affecte le plus grand nombre de journalistes couvrant des sujets liés à l’environnement reste l’interpellation et la mise en garde à vue. En Russie, début juin 2020, une journaliste et un photographe, Elena Kostyuchenko et Youri Kozyrev, ont été détenus à plusieurs reprises alors qu’ils enquêtaient pour le journal Novaya Gazeta sur la catastrophe écologique de Norilsk, sous le prétexte d’avoir “violé la quarantaine”. Au Canada et aux Etats-Unis des dizaines de journalistes ont été interpellés entre 2016 et 2020 alors qu’ils couvraient des manifestations d’écologistes et de communautés autochtones opposés à la construction d’un gazoduc, d’un grand barrage hydroélectrique et d’un pipeline sur leurs terres ancestrales. Dans ces deux pays, plusieurs journalistes ont fait l’objet de poursuites pour intrusion de propriété privée, avant d’être finalement autorisés par la justice à couvrir les manifestations indigènes.
Suivre des militants écologistes n’est pas sans risque non plus au Royaume-Uni et en France. La couverture d’une action du mouvement Extinction Rébellion sur les aéroports de Londres en 2019 et d’Orly en 2020, a été dans le premier cas entravée par la police et dans le deuxième marquée par le maintien en garde à vue du journaliste de Reporterre Alexandre-Reza Kokabi pendant dix heures. En Australie, le journaliste français Hugo Clément et son équipe de tournage, qui enquêtaient pour France 2 sur le projet minier de Carmichael, particulièrement climaticide, ont également été arrêtés et placés en garde à vue alors qu’ils filmaient des manifestants écologistes.
Pressions palpables et insidieuses
Les pressions subies par les journalistes qui travaillent sur les questions environnementales peuvent être frontales, comme en Chine où la journaliste du Caixin Weekly, Zhou Chen, a été ouvertement suivie, menacée et harcelée par des officiels et la police d’une ville affectée par un incident de pollution industrielle en novembre 2018. Mais elles sont souvent plus insidieuses. C’est le cas en Egypte d’une journaliste spécialisée sur les questions environnementales et qui souhaite garder l’anonymat. A la suite de la publication d’articles sur un sujet sensible lié aux importations de charbon, elle a constaté être sous surveillance et ne peut plus voyager sans être bloquée pendant plusieurs heures à l’aéroport. Au Japon, des journalistes dénoncent l’autocensure en vigueur dans les grands médias sur tout ce qui a trait aux conséquences de la catastrophe nucléaire de Fukushima – résultat, selon eux, des pressions du gouvernement et du lobby du nucléaire, qui souhaitent empêcher la publication d’informations donnant “une image négative du Japon” ou pouvant nuire à la préparation des Jeux olympiques 2020, qui devaient avoir lieu à Tokyo cet été.
Directes ou plus subtiles, l’ensemble de ces pressions et des violations du droit d’informer sur des questions environnementales ne sont pas sans conséquence. “Aussi importantes soient-elles, ces histoires d’exploitation de ressources naturelles, de liens avec le pouvoir et de violences subies par les populations ne seront pas rapportées. Tout simplement parce que les journalistes n’oseront pas les raconter, et ils auront raison d’avoir peur“, regrette la journaliste Sandhya Ravishankar. Cette répression contribue même à une dégradation accrue de l’environnement, estime son confrère Peter Schwartzstein : “La couverture largement insuffisante des catastrophes et des malheurs environnementaux contribue à aggraver d’énormes problèmes environnementaux, qui empirent dans ces trous noirs de l’actualité.”
A défaut de pouvoir apporter une protection aux journalistes environnementaux ou, au minimum, “un semblant de protection”, plaide Sandhya Ravishankar, être journaliste environnemental restera plus que jamais “un défi”, pour reprendre les mots du journaliste Brandon Lee. Et pas seulement aux Philippines.
Avec RSF